Ces dernier temps, le moral d’Addison n’avait pas été au beau fixe. Elle avait beau s’être lancée dans la grande cause de l’humanité sans la moindre hésitation, elle avait déjà commencé à payer le prix de ses choix. Désormais, plus que jamais, plus qu’avant, il lui semblait primordial d’avoir un impact, de faire une différence dans le monde qui l’entourait. Sinon, comment pourrait-elle se justifier avoir choisi ce combat plutôt que l’amour? Elle allait mieux qu’il y avait quelques mois, lorsque la tristesse l’envahissait à la simple mention de son nom ou même de son existence. Mais elle gardait en elle cette soif de justifier sa tristesse. Si, à cause de sa pauvre confiance en elle, elle avait toujours senti le besoin de se justifier de son existence, cela n’était que plus vrai maintenant… Après avoir abandonné Christian pour le combat, après que Macaria ne cesse de la traiter comme une de ses élues, comme un être exceptionnel, alors qu’il n’en était rien. Alors elle se lançait… À corps perdu, mais en ayant conscience de ce qu’elle pouvait perdre. En se laissant porter par l’adrénaline et la présence de ses camarades, bien plus puissants qu’elle. Elle n’en ressortait qu’avec une frustration grandie. Son pouvoir la frustrait. Il ne lui servait à rien en ce moment, si ce n’était à être un fardeau supplémentaire.

Tant bien que mal, la troupe avait réussi à s’extirper des décombres de l’Empire State Building… Rien que de penser à cela, le coeur de la blonde se serrait d’angoisse et de désespoir. Jamais elle n’aurait cru qu’il tomberait, ce pilier de sa vie. Elle avait envie de courir vers sa famille, de leur dire de partir, mais après quelques heures, ils avaient fini par comprendre que personne ne serait à l’abri nulle part. Rendus dans les locaux de la Capa, ils avaient tant bien que mal réussi à panser des blessures. Sérieuses pour certains, plus légères pour d’autres, comme elle, qui s’en tirait bien. Il y avait tant de monde et de blessés partout… La ville avait pourtant fini par sombrer, avec la nuit, sous le choc, dans une espèce de torpeur silencieuse dans laquelle chacun tentait d’absorber les événements de la journée. Elle n’était pas sûre que les gens dormaient… Ils étaient plutôt tous dans le respect silencieux du choc de chacun. En essayant de faire aussi discrètement que possible, Addison se leva et boîtilla jusqu’au thermos où ils avaient encore de l’eau chaude. En grimaçant, elle servit deux cafés solubles et, tenant les tasses par le rebord pour ne pas se brûler, les amena vers le coin de la pièce où reposait Ryan.

Voilà plusieurs mois qu’ils étaient frères d’armes et qu’une certaine solidarité était née entre
eux. Ils surveillaient mutuellement leurs arrières et, si elle était en vie aujourd’hui, c’était grâce à lui… Mais s’il avait la main en miettes, c’était à cause d’elle. Son incapacité à aider ses amis et, au contraire, à leur amener des problèmes, la frustrait tant. Elle lui tendit une tasse et se servit de sa main libérée pour s’asseoir. Ce n’était qu’une entorse, mais marcher lui faisait quand même mal. Elle devrait sans doute reprendre des anti-inflammatoires, encore une fois. Assise près de Ryan, elle lui demanda, dans sa tête, pour ne réveiller personne. “Comment tu te sens?”

Depuis l’éclat qu’il avait ressenti et le grognement hurlé qui s’était échappé de lui en tentant de protéger Addison d’un des nombreux effondrements, Ryan n’avait pas lâché son poignet. Ses longs et fins doigts encerclaient la chair et la massaient de temps à autre, tandis que les battements de son propre cœur semblaient activer le pouvoir en lui, rafraîchissant ses chairs et ses os par pulsions, envoyant de longues et apaisantes vagues de froides qui lui permettaient, au moins, de sentir cette douleur s’endormir sous le froid. Mais qui ne sauraient, en aucun cas, jamais capable de la guérir. Il allait falloir attendre, du temps qu’ils n’avaient plus. Du temps qui n’était plus que trop rare, et qu’ils perdaient encore et encore au fur et à mesure que ces choses contre lesquelles ils ne pouvaient pas lutter continuaient leurs courses à l’horizon. Cette bête titanesque qui s’en était prise à l’Empire State que l’une des plus visibles et plus récentes des dernières machinations divines, c’en était fallu de trop peu pour qu’ils survivent. Et, si le destin n’était pas quelque chose qu’on devait au hasard, puisqu’il était lui aussi régit par ces entités toutes-puissantes, c’était suffisamment clair qu’il n’était pas pour autant du côté des quatre autres dieux responsables de tous leurs maux. Pour autant, Ryan ne pouvait pas prouver qu’il était du leur. Trop de choses laissaient penser l’inverse, trop de malchance, trop d’horreurs et trop de souffrance. Ou bien peut-être que c’était ça, vraiment, d’avoir le destin de son côté.

Sa main dominante toujours retenue au poignet par l’autre, les quelques flocons qui se mélangeaient et se collaient à sa peau teintaient ses chairs bleutées par la blessure d’une fine pellicule blanchâtre, l'adornant de quelques perles lumineuses qui scintillaient sous les néons du plafond de la cuisine commune. Il n’avait plus été trop bavard pendant leur fuite et rapatriement aux Towers, déjà qu’il ne l’était pas à l’ordinaire. Souvent silencieux, voire même réservé, Ryan n’était pas quelqu’un qui parlait pour meubler le silence, au contraire, il s’y plaisait et ne parlait que lorsqu’il avait vraiment quelque chose à dire. D’abord adossé contre l’un comptoir de cuisine au coin de la pièce, à laisser Addison faire, il restait concentré sur sa blessure, la brûlure des muscles fatigués, et l’os fracturé. Ses doigts se détachèrent de son poignet, la glace craquelant et se fendillant entre ses doigts comme à l’habitude, le froid les ayant fait se muer les uns contre les autres ; il la remercia d’un sourire trop fatigué lorsqu’elle lui tendit une tasse.

L’écho d'Addison dans son esprit n’était toujours pas quelque chose auquel il s’était habitué, et sans doute ne le serait-il jamais, il baissa un instant la tête, le bras blessé toujours tendu devant lui et s’efforçant de la garder en place pour le laisser dans la même position, forçant cette immobilisation et faisant contracter les muscles de son propre corps qui continuait de lui crier de s’asseoir et de reprendre son souffle. Une gorgée avalée, il répondit en même temps, dans ses pensées. J’ai vu pire. une non-réponse dont il avait le secret, pour éviter de trop en dire sur ses propres émotions et ses propres besoins, toujours pour ne pas se placer au-devant des autres.

L’épuisement s’échappa de lui dans un soupir et il vint s’asseoir à son tour, sur une chaise, grinçant des dents en reposant son bras blessé contre la table pour lui offrir un support plus solide que sa propre volonté, Et toi, tu penses que ça ira ? encore une fois, partagé dans le silence de ses pensées et de son regard brun qui se détachait de l’intérieur de sa tasse pour se poser sur elle.