Je l'avoue ma curiosité a pris le pas sur la prudence - quelle prudence d'ailleurs, l'ai-je vraiment déjà été à un moment de ma vie ? Le Socrates Sculpture Park avait été l'un des endroits cités par Macaria dans la liste des lieux où la réalité avait semblé glisser, ouvrant des pans d'univers et d'endroits que je ne pensais jamais revoir. Alors, gouvernée par cette envie de savoir ce qui s'y trame et, surtout, si moi aussi je peux ainsi valser entre les différentes bribes d'existence. Au-delà de la mission confiée par la déesse, qui sait ce que je pourrais y découvrir ? Et, surtout, comment cela pourrait me servir...
Je dois bien avouer cependant, que le voyage est pour l'instant très décevant. Aucune entrailles de la Terre ne s'ouvrant sous mes pieds ou nuages venant m'entraîner vers les cieux. J'ignore comment tout cela fonctionne, mais l'attraction semble cassée - ou ne pas vouloir fonctionner sur moi. Peut-être devrais-je essayer d'autres endroits cités par la Princesse de la Mort... Ou simplement me résoudre à penser que c'est moi qui suis détraquée. Plaisir adoré par tous, mais toujours remisé derrière tous les autres, jamais apprécié à sa juste valeur, importance volée par l'Amour. Il faut dire que j'ai l'habitude, à force.

Agacée, je pivote en direction de la sortie, bien décidée à retrouver le confort de la maison que je partage avec Pan et Lélia - en voilà encore deux frappés par les flèches d'Eros. Le programme du reste de ma journée n'est que peu palpitant, mais je trouverai bien quelque part le courage de ressortir à un moment ou un autre, flirter avec quelques inconnus croisés par hasard ou, mieux, mêlé l'agréable au devoir et me rapprocher d'un militaire comme me l'a demandé Macaria. Creuser des secrets à la source pour découvrir ce que d'autres ont trouvé puisqu'on m'interdit mes propres révélations.
Mais voilà qu'une silhouette trouble mes pensées et mes plans. Une silhouette que je connais, du moins c'est la sensation qui pulse en moi tandis que mon coeur loupe un battement. Être qui semble sorti tout droit du passé, qu'est-ce qu'elle fout ici ? Sublime créature qui remue ce que j'aurais préféré oublier - mais comment l'oublier ? Est-ce tous ces pans de réalités qui se mélangent pour me faire la plus terrible des farces ? Gorge serrée, je ne peux m'empêcher de lâcher son nom :

- Mary ?!

Haha. Bonne blague l'Univers. Et le pire dans tout ça, c'est que je ne peux même plus blâmer les Moires et la cruauté de leur humour. Quel est ce hasard qui ramène à la vie ce reflet de la seule que j'aie aimé dans toute mon existence ? Reflet qui semble tout aussi troublé de ma présence - alors qu'elle ne pourrait pas me reconnaître, pas sous cette apparence qui n'a rien à voir avec celle qu'elle a connue. J'ai l'impression que, quelqu'un, quelque part, est en train de se moquer de moi. Et ça me fait vriller.

L’image était tout droit sortie du passé, comme une photo fragile et un peu floue qu’on aurait pu prendre de ma défunte femme. Traits qui, au fur et à mesure du temps s’étaient éparpillés dans ma mémoire – et comme je m’en voulais de ne pas garder un souvenir détaillé de son sourire – et que je retrouvais accrochés à cette apparition fantomatique. Était-ce un effet du parc ? Les bouts de notre passé, comme des fragiles volutes de fumée, désiraient-ils me montrer l’être aimé en Enfer ? Elle apparaissait cependant trop nette en comparaison de ce que m’en avait raconté Aria alors… Ses lèvres articulent un mot dont je ne saisis pas le son, mais sa tête, elle, acquiesce. Mary. Mon cœur chavire, j’ai mal comme si la flèche tirée par mon père remuait dans ma plaie. Le songe cependant se suspend quand elle se reprend de la torpeur et se présente soudain sous un autre nom. Sarah ? Je l’observe, une impression d’ivresse dans les pupilles, je ne sais plus vraiment où j’en suis. Main tendue que j’ignore sans même vraiment la regarder. Au lieu de ça je clos la distance entre nous, glisse une main derrière sa nuque et l’embrasse sans plus de cérémonie. Lèvres qui viennent chercher les frissons, sans pour autant distiller mon pouvoir – je l’ai promis à Mary, jamais je ne l’utiliserai sur elle, et tant que je suis dans le doute, je respecte cette promesse. Baiser que j’achève aussi brusquement que je l’ai déclenché.

– Tu n’es pas Mary.

Je le vois à présent. Elle n’a pas cette même fossette qui se déclenchait à chacun de ses rires, pas non plus cette manière de me toiser lorsque je disais des bêtises, encore moins le goût sucré de ses baisers. Ce n’est pas Mary et je ne sais pas si cette nouvelle me soulage ou me fustige, si j’espérais réellement que ça puisse être elle, traverser les siècles pour remonter jusqu’à son essence. Mais celle que j’ai aimée est morte et enterrée depuis bien longtemps, âme vagabonde sûrement puisque les Enfers que j’ai connus n’existent plus réellement. Subsiste-t-il encore quelque chose d’elle ?
Probablement pas dans cette femme que je viens d’embrasser, sans même lui demander son consentement. Oups. Je me sens troublée et je déteste ça. Pour autant, l’inconnue – Sarah – semble bien réelle et n’est le fruit ni de mon imagination ni des réminiscences dont m’a parlé la Princesse de la Mort. D’autant plus que mon radar divin ne s’affole pas en sa présence. Une humaine, donc. Une humaine troublante, mais humaine tout de même.

– Tu es bien inconsciente de sortir, toute seule, même en plein jour.

Absurde comme certains fils peuvent se croiser. Mary aussi aurait été incapable de rester bien sagement chez elle à attendre que l’apocalypse s’abatte sur son monde.

J'avais appris à m'amuser, au fil des années, de ce que ce que je considérais être des traits humoristiques des Moires. Destins enchevêtrés, fausses coïncidences et impression de déjà vu qui parsemaient mon existence longue de tant d'années. Ca me tirait des sourires en coin là où d'autres s'impatientaient d'interrogation. Sauf que tout cela avait été ébranlé par la nouvelle des Trois endormies. Tout était chamboulé et je ne trouvais désormais plus si drôle de me retrouver face au sosie de la seule personne au monde que j'eusse aimée. La pointe de mon père encore fichée trop douloureusement pour que je puisse complètement m'en débarrasser malgré toute ma fierté qui tentait de se débattre, d'arracher les sentiments que j'avais pu ressentir à l'égard de celle qui avait été ma femme. Sarah - puisqu'elle s'appelait ainsi - ressemblait plus que de raison à Mary, même si quelques détails venaient troubler le tableau, comme une esquisse maladroite. Plus je l'observais, plus je m'en rendais compte, sans savoir néanmoins ce que j'aurais préféré. Si elle lui avait ressemblé trait pour trait, aurait-ce été encore plus blessant, encore plus déroutant ? Deux femmes à la même apparence, qui embrassaient de la même manière sans pour autant posséder le même prénom ? Je ne sais pas. Sans doute auraient-elles été différentes sur d'autres points, comme des piques pour me rappeler à chaque fois la mort de ma dulcinée.
Qui que ce soit qui manipule nos fils de pantin, le voilà bien cruel.

Je tâche cependant de cacher mon trouble sous l'éternité de ma moue. Inutile d'affoler des humains qui paniquent déjà à l'idée de voir leur monde réduit en cendre jour après jour. Le nôtre, aussi, également. Aria me l'a bien fait comprendre, s'ils ne sont plus sur Terre, alors nous n'avons plus aucune raison d'exister. Combien même sommes-nous prétendument immortels ; après tout, le roi des dieux lui-même avait sombré. Toujours est-il que les bêtes affamées ou les androïdes qui courent les rues ne m'effraient pas ; j'ai plus de force que leur casse-croûte habituel, et je peux toujours revenir à la vie. Non, ce qui m'effraie, c'est quelque chose de bien plus sombre au dessein plus grand ; ceux qui tirent les fils de la vilénie. Rien donc qui me pousse à m'enfermer chez moi. L'humaine devant moi en revanche, devrait être plus méfiante...

- Je travaillais, j'élude simplement pour ne pas avoir à avouer la raison pour laquelle être à l'extérieur ne change pas grand chose pour moi. Il faut bien mettre du beurre dans les épinards. Mais quelque chose me dit que ce n'est pas ton cas et alors je crains que ton courage ne se berce de bêtise.

Que reste-t-il aux humains comme plaisir alors que la ville est dans cette sorte de couvre-feu permanent ? Le sosie de Mary risque de la rejoindre bien plus rapidement que prévu si, au détour d'un croisement, elle tombe nez à nez avec une mauvaise rencontre.

- Je te raccompagne.

Je ne sais pas vraiment dans quoi je m’embarque en lui proposant de la raccompagner, mais une fois de plus j’ai un peu trop confiance en mon immortalité. Rien ne peut m’atteindre, un mantra qui m’a longtemps poursuivie avant de perdre Mary… Grossière bévue, erreur stupide que de tomber amoureuse d’une humaine, que de tomber amoureuse tout court. Tout finit toujours par des déchirures, des lamentations, l’eau trouble et tourmentée. Même chez les dieux, la chose est amère. Qui n’a jamais souffert de l’amour, si ce n’est mes parents, sombre exception dans tout ce déluge ? Voilà bien un piège dans lequel je ne retomberai certainement pas, que l’apocalypse nous emporte tous, nous pauvres âmes errantes, où nous abandonne au sort de ce destin qui aime tant se jouer de nous. En attendant j’entrevois dans cette rencontre la possibilité de m’amuser un peu – rien de plus. Et le sosie de mon ex femme n’a pas l’air de prendre peur à cette idée puisqu’elle accepte sans broncher que je la raccompagne – encore un peu d’inconscience pour saupoudrer le tout, après tout je pourrai être brigade, criminelle ou bien pire.

– Je te suis. Au fait, moi c’est Zoé.

Identité composée de toutes notes grâce à une femme qui m’a aimée avant de se laisser saisir par ses propres démons. Encore une fois la preuve que l’amour est une vaste fumisterie. Je garde mon identité divine secrète ; bien que les mortels aient désormais dû comprendre que quelque chose de surnaturel se tramaient, dans cette ville il vaut mieux dissimuler ses pouvoirs. Certains ont en fait les frais, comme les personnes que nous avions dû aller libérer des mains de l’armée même… Brillante idée de la part de ces soldats sans cervelle que d’enfermer les nôtres, nos descendants et ceux que l’on nomme exaltés, quand ce sont précisément eux qui pourraient leur être utile dans une guerre contre les touts puissants, bien plus que leurs armes de pacotille en tout cas. Mais les humains ne réfléchissent pas, voient le monde sous leur regard trop naïf. Parfois ça peut-être charmant – comme avec celle qui accepte que je la raccompagne sans rien connaître de moi pourtant –, d’autres fois c’est dangereux et destructeur.
J’emboîte le pas à ma ravissante guide, une oreille attentive qui traîne autour de nous. Le moindre bruit peut être suspect et il vaut mieux les éviter, surtout en présence d’une mortelle. D’une part je ne tiens pas à étaler mes pouvoirs devant elle, d’autre part, si je suis immortelle, elle l’est beaucoup moins. Et je ne suis pas certaine de pouvoir me débarrasser des automates ou des monstres – à la limite je ferai semblant de me sacrifier tandis qu’elle en profitera pour fuir, se rappelant à jamais cette inconnue qui donné sa vie à une femme qu’elle venait à peine de rencontrer, et d’embrasser.
Heureusement, les lieux semblent encore suffisamment calmes ; le jour les militaires assurent une certaine défense, bien plus facilement que pendant la nuit, ce qui permet aux bateaux de se balader… plus ou moins en paix. On n’est jamais à l’abris de rien au cœur du chaos et de l’apocalypse, mais au moins les risques de faire une mauvaise rencontre sont plus faible. Il faut croire que Sarah devra se contenter de la femme fatale que je suis plutôt que des coups fatals d’un automate.